Aujourd’hui, on va s’intéresser au récit dans le dernier documentaire de Luc Jacquet, La Glace et le Ciel. Un peu parce que c’est mon Luc Jacquet préféré, celui que je trouve le plus maitrisé en terme de réalisation, mais surtout parce qu’il illustre parfaitement comment mettre du récit dans un sujet documentaire. Je crois fortement que le bon documentariste doit savoir reconnaitre les éléments du récit propres à son sujet et s’en servir pour définir son projet et son dispositif.
D’abord, mon opinion dont vous vous passeriez bien
A vrai dire, quand j’ai entendu parler du projet, j’étais assez inquiet. J’avais peur que Luc Jacquet rejoigne la caste des réalisateurs qui souhaitent seulement nous partager leur inquiétudes face au monde et ont renoncé à nous raconter une histoire. Je craignais un truc vaguement moralisateur sur l’anthropocène avec un personnage principal vieillissant. Et surtout, j’avais peur de retrouver l’absence de vrai protagoniste comme dans ”Il était une forêt”. Après La marche de l’empereur et le renard et l’enfant très bien construits au niveau du récit, le besoin de vulgariser l’avait emporté dans le film avec Francis Hallé, et j’avais le sentiment d’avoir assisté à un documentaire France 5 très bien financé.
Or, la Glace et le Ciel est un pari réussi. Le film a été projeté en clôture à Cannes pour son actualité à l’approche de la COP21, mais aussi et surtout pour ses qualités cinématographiques. Après, le film n’a pas vraiment marché en salle, mais personne n’a la recette pour cela. Et je pense que le film sera réhabilité dans le temps, en plus de son aspect patrimonial. Il faut des films comme cela dans les archives du savoir humain. Mettons donc quelques DVD au frais dans le SeedVault du Spitzberg.
La vraie victoire de ce film, c’est qu’on ne s’ennuie pas. Il est prenant. Et cela tient essentiellement à son récit. Quels éléments du récit sont reconnaissables ? Ce film a-t-il été conçu pour ressembler à une fiction ? Quels choix ont été faits pour favoriser le récit ?
Le temps du film : une vie, un biopic.
Le gros choix, il est là. En documentaire, avoir un sujet c’est bien, avoir un projet c’est mieux. Et quand on passe du sujet au projet, il faut faire des choix forts, car il sera difficile de revenir en arrière. La bonne idée ici, celle qui conditionne tout le reste, c’est d’avoir décidé de faire un biopic.
Quand on passe du sujet au projet (mais promis je ferai un article rien que la dessus), fixer quand commence et quand se termine l’histoire est le plus important. Parfois, se concentrer sur deux mois dans une vie, ou 2 jours, en dit plus long sur une personne que de raconter toute sa vie. Certains documentaires sont complets malgré une temporalité très courte : la Gueule de l’Emploi , El sicario Room 164, Life in a Day . Mais en raisonnant à l’inverse, je me dis souvent qu’en filmant suffisamment longtemps, des enjeux , des antagonistes, des conflits ( au sens cinématographique) apparaissent même dans une vie qui peut sembler banale. C’est un peu ce que prouve récemment le documentariste qui s’est filmé pendant neuf ans, séparation incluse ( Les Années Claire).
En faisant le choix du biopic sur le sujet du réchauffement, Luc Jacquet évitait déjà de refaire une Vérité qui Dérange. Mais surtout, ,en se focalisant sur la carrière de Claude Lorius qui est un roman, il va là où le récit est le plus fort. Cela ne l’empêche pas de glisser une enquête sur le réchauffement climatique dont la question principale serait : comment a t on découvert le réchauffement climatique?, mais au premier degré, ça reste un biopic.
Si la Glace et le Ciel devait être un piège à clic facebook, ça donnerait :
Toute sa vie, il étudie les glaces de l’Antarctique. Ce qu’il découvre à la 50ème minute va vous choquer.
Seul problème avec le biopic documentaire : il faut des images. Et il faut qu’elles soient vraies, sinon on entre sur les terres du docufiction. Ce genre de film repose donc sur utilisation massive d’archives.
Le film contient 64 minutes d’archives (soit 75%), et 20 minutes d’images tournées pour le film. On reviendra plus tard sur ces dernières. La masse et la qualité des archives m’a surpris, vu les conditions de ces recherches. Il y a certainement quelques retakes au milieu pour des besoins cinématographiques, mais difficile de savoir où sans regarder plusieurs fois le film.
Le protagoniste
Comme on dit dans les livres de scénario, à partir du moment où il y a une voix off, le narrateur devient le protagoniste principal du film. Ici, on se doute bien qu’il n’y avait pas beaucoup d’autres choix possibles, car ces archives là ne permettent pas le cinéma direct. On n’aurait à l’image que des mecs en train de bosser, de décharger des caisses et certainement très peu de sons. La voix off remet dans le contexte, explique de la science, les enjeux.
Luc Jacquet a fait le choix d’une narration à la première personne : le personnage principal sera donc Claude Lorius, narrateur et protagoniste. Et quand on a un protagoniste, on regarde ce qui le caractérise.
Besoins : besoins de savoir, de voyager, de conquérir, de comprendre.
Faiblesses : homme qui est sur le crépuscule de sa vie. Sinon faiblesse générale de l’homme face aux éléments, du scientifique face à l’opinion mondiale.
Changement : un scientifique qui va devenir un militant ? qui passe de conquérant à protecteur ? Ce sera le dernier choix moral : rester dans l’ombre ou sortir de son rôle de scientifique pour interpeller l’opinion.
Profession : Scientifique. A Hollywood, le scientifique a longtemps été le grand méchant fou qui voulait détruire le monde, mais depuis quelques temps (les Experts ?), on observe un revirement de son rôle dans les scénarios. Le scientifique est plutôt du bon coté, soit en tant que héros, soit en tant qu’adjuvant. Je vous conseille l’article de Slate sur le sujet :
http://www.slate.fr/story/124310/scientifique-heros-hollywoodien
Difficultés : long voyage, froid, tempête, inconfort, isolement, crevasses, problèmes mécaniques, neige qui ensevelit tout, tempête encore, recherche de financements, travailler entre pays ennemis, avions qui explosent, carottiers qui tombent en panne, scepticisme. Voici les difficultés que j’ai listé dans le film. Les risques encourus vont donc de l’inconfort à la mort. Voilà un des ingrédients qui rend le film prenant.
Choix : Affaires personnelles contre échantillons, plus de science ou plus de confort, vie de famille ou vie pour la science, continuer malgré les risques… Voici les choix auxquels Claude Lorius est confronté. On se rapproche là vraiment des scénarios typiques de fiction.
Révélations : A deux moments, Claude Lorius a une révélation.
La première quand il retrouve des poussière des explosions nucléaires pourtant lointaines dans ses glaces de l’antarctique : il prend conscience que cette planète est en fait petite et donc fragile.
La seconde épiphanie, the eureka moment, arrive à la 50e min (sur 84). Ça donne en gros ‘’mais en fait, dans la glace il y aussi de l’air, et on peut étudier cet air dans les glaces du passé pour connaitre l’évolution de l’atmosphère”
Récompenses : le héros a régulièrement des récompenses dans son voyage. Cela lui donne l’énergie d’affronter les nouvelles difficultés qui ne manqueront pas de présenter. Ici :
– rencontrer l’Antarctique
– donner son nom à une montagne
– obtenir des financements
– remonter jusqu’à 800 000 ans dans le passé
– tracer finalement la courbe de température/C02
Gains : Ce que Claude peut gagner, même s’il n’en est pas conscient au départ :
– reconnaissance internationale, laisser une trace dans la science et l’histoire (checked)
– sauver la planète (pas checked)
Remords et Regrets :
– avoir fait confiance aux politiques pour sauver la planète
L‘univers : Claude Lorius évolue simultanément dans deux univers : l’Antarctique et le monde scientifique.
Qui est l’antagoniste ?
Maintenant qu’on a bien caractérisé notre protagoniste, passons à son pire rival. Là on va voir que ça ce corse un peu et qu’on sort un peu des balises des scénarios de fiction.
Le bon antagoniste, comme le montre cette formidable vidéo sur The Dark Knight
https://www.youtube.com/watch?v=pFUKeD3FJm8 , est celui qui poussera le héros à faire les choix qu’il redoute le plus.
Pour Claude Lorius, c’est un peu plus compliqué que pour Batman. Qui est l’antagoniste ?
La Nature ?
Aux vues des difficultés citées plus haut (tempête, froid…) l’ennemi semble être plutôt la Nature, ou plus précisément l’Antarctique. Les éléments naturels peuvent être retenus comme antagonistes (pensez à Volcano, Twister, mais aussi à Fitzcarraldo de Herzog, To Build a Fire de Jack London, Seul au Monde... ). Mais quand Claude Lorius prend conscience que la terre est un monde fini et fragile, que l’homme n’est plus dans l’age de la conquête mais doit rentrer dans l’âge de la protection, la nature cesse d’être un antagoniste.
Le réchauffement climatique ?
Claude Lorius le “découvre” à la fin. C’est bien contre lui qu’il va lutter sur la fin de sa carrière, mais ça ne correspond qu’à 10 minutes du film. Est-ce suffisant pour en faire l’antagoniste principal ? Le réchauffement n’est il pas le monstre ? Comme le T-rex de Jurassic Park ou la créature du Dr Frankenstein. Peut-on dire que le T-Rex est le méchant de Jurassic Park ?
Les climatosceptiques / l’inaction des politiques ?
A la fin du film, le nouvel antagoniste est l’inaction de la communauté internationale, mais on peut considérer que la mission de Claude Lorius est terminée à ce stade. Dans un film d’action, le scénariste doit toujours trouver le moyen d’intégrer le héros au combat final, même si l’on a engagé l’armée ou les forces spéciales dans la bataille. Le travail de sensibilisation de Claude Lorius est évoqué au travers de ses passages à la télévision. Les climatosceptiques sont évoqués 5 secondes (et c’est tout ce qu’ils méritent haha), l’inaction politique un peu plus longtemps. Ce n’est pas le cœur du film, ce n’est pas son combat principal.
L’ignorance ?
Finalement, l’inaction est plus le problème de Luc Jacquet et de notre génération que celui de Claude Lorius. Claude a fait son travail de scientifique et de lanceur d’alerte. En étendant autant qu’il a pu la sphère de la connaissance. Décrire, comprendre, comme dit la voix off. Un scientifique lutte intrinsèquement contre l’ignorance, et le réalisateur de documentaire propage sa parole car il espère qu’avec plus de gens informés, de meilleures décisions sont prises. Notons que le spectateur progresse d’ailleurs dans la découverte et la compréhension au même rythme que le protagoniste. La médiation scientifique est très bien faite, mais ça on avait l’habitude avec Luc Jacquet.
Bref, je dis seulement que l’ignorance, bien que phénomène abstrait, fait ici un bon antagoniste. C’est contre elle que le scientifique lutte toute sa vie, elle qui le motivera à se battre. Et quand il la repousse finalement en traçant une courbe, c’est contre l’ignorance du grand public qu’il faut alors lutter. L’ignorance a toujours une tête qui repousse, c’est l’Hydre de Lerne du scientifique.
Personnages secondaires
Alors on va aller vite ici, il y a Claude Lorius, Claude Lorius et Claude Lorius.
D’habitude un biopic s’appuie sur les ITW des personnes qui ont fréquenté le protagoniste, des connaissances, collègues, familles, amis. C’est plus pratique car ça permet en général :
– de prendre du recul avec le regard d’autres personnes
– de pas mettre toujours la même personne à l’image
– de dire du bien du héros sans que le protagoniste passe pour un mec qui s’envoie des fleurs.
Ici,
– femme et enfants sont passés en dix secondes, évoqués pour renforcer le choix du protagoniste ( il sacrifie la vie de famille à la science)
– les collègues ne sont pas cités, sauf une courte liste de prénoms à un moment.
Bon Luc Jacquet sait que la science est un travail d’équipe. On se doute bien que Claude Lorius n’a pas attendu d’avoir 800 000 d’archives glaciaires pour commencer à tracer des courbes. Qu’il n’était pas le seul chercheur sur cette thématique. C’est le travail du réalisateur de simplifier pour rendre son récit plus fort ou plus vivant, de sélectionner et retenir l’information pour la relâcher au bon moment.On peut comprendre qu’il ait voulu renforcer l’intérêt pour son protagoniste en le laissant seul déplacer des montagnes. Moi, je dis que c’est de bonne guerre quand on veut privilégier le récit.
Sur tous les points qu’on vient de lister, on peut être certain que le réalisateur s’est livré au même diagnostique de son histoire et s’en est servi pour bien mener son récit. La vulgarisation est de qualité, les enjeux apparaissent clairement, les risques aussi, on trouve une ou deux révélations, un changement dans le personnage, une thématique universelle… Tout cela contribue à rendre le film prenant. C’est quand même pas mal pour un documentaire, en plus sur un sujet pas sexy comme la découverte du réchauffement climatique, et en plus porté par une personne âgée.
Où l’on s’éloigne du récit de fiction
Mais il reste un point où le réalisateur s’est refusé à privilégier le récit. Il s’agit des images tournées spécialement pour le film.
Il y a ces 25% d’images qui montrent Claude Lorius aujourd’hui. Au niveau du récit, elles n’apportent pas grand chose. Imaginez un instant que Bruce Willis s’arrête entre deux scènes d’action de Die Hard pour raconter ce qu’il pense de l’état du monde, du racisme ou du terrorisme. On se dit tout de suite que le soufflé va retomber.
Quelle est la justification de ces séquences ? Au début je me suis dit que le réalisateur avait ressenti le besoin de placer des belles images, du Cineflex, du drone, de la grue, bref, ce qu’on attend d’un film sur la nature qui se réclamerait du label ”grand spectacle”. Qu’il y avait la peur de ne pas attirer des foules sur un film d’archives, la volonté de proposer une respiration au spectateur, ou encore le besoin de place pour mettre un peu de poésie, du beau texte…
En fait, il a fallu que je visionne le making-of pour comprendre mieux ce choix. La symbolique est un élément important dans la cinématographie, et il est toujours difficile d’en placer en documentaire, surtout avec un film à base d’archives. En filmant Claude Lorius sur un glacier, dans une grotte de glace, sur une île du Pacifique, en Antarctique, sur une terre brûlée, Luc Jacquet s’est permis des métaphores visuelles et a ainsi privilégié le symbole au récit. Un choix toujours cornélien.
En terme d’impact, vaut-il mieux attirer plus de monde avec une bonne histoire mais rogner sur le message ou le contenu scientifique? Ou ne pas dissimuler son message au risque de ne prêcher que des convaincus? Pour tenter de répondre à cette question, nous étudierons au prochain numéro la vulgarisation scientifique dans un blockbuster Marvel : Antman. On verra si on va bien loin dans l’entomologie et la physique quantique…
Paul-Aurélien Combre