Les formes filmiques du documentaire d’investigation

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A l’heure d’attaquer une nouvelle enquête environnementale, je voulais faire le point sur ce que je savais sur la façon de mettre en image un documentaire d’investigation. Qu’est-ce que j’allais faire par réflexe ? Et sur quoi pouvais-je travailler pour améliorer le tout ?

On peut regrouper sous le terme d’enquête un tas de documentaires très différents. J’ai donc étudié quelques exemples pour essayer de déterminer les leviers sur lesquels le réalisateur peut jouer.

Cas d’étude n°1 : Vêtements, n’en jetez plus !

Je suis simplement parti du premier qui me tombait sous la main : l’enquête de France 5 du lundi soir. En plus ça tombe bien, j’ai plein de vêtements à jeter.

Vêtements n’en jetez plus !
Éléphant Doc

Vêtements n’en jetez plus !
Réalisé par Elsa Haharfi – 50 min, Eléphant Doc
Diffusion sur France 5 en mai 2016

Vêtements n’en jetez plus !
www.france5.fr/

Résumé

Les vieux habits aiguisent les appétits. Il faut dire que les prix du textile s’envolent : de 80 euros la tonne en 2007 à 400 euros aujourd’hui. Le recyclage des vêtements est ainsi devenu un marché juteux. Les fripes aiguisent les appétits des structures associatives autant que des entreprises spécialisées : le tri de ces déchets vaut de l’or ! La vente des habits sur Internet explose, et les bennes de collecte se multiplient. Il faut dire aussi qu’on n’a jamais autant consommé de vêtements qu’actuellement, et que la mode n’a jamais été aussi incitative au renouvellement permanent des garde-robes. Enquête sur la filière des vieux habits et les dessous par toujours très chic du recyclage des vêtements.

Les 50 minutes se passent bien. J’ai tilté sur un ou deux points, mais je ne pense pas qu’avec le même sujet, le même budget, et pour la même case, j’aurai fait très différent.

J’ai noté 15 séquences, dont une au Pays-Bas et deux en Espagne. J’imagine qu’il y a autour de 15-20 jours de tournage. Même si j’avoue ne pas connaître le budget de la case, on devine une équipe légère, des boîtiers DSLR, peu d’éclairage. La musique vient du catalogue Parigo.

Le film joue son rôle, il montre bien qu’il est difficile de savoir ce qu’il arrive à nos vêtements une fois mis dans la benne de “dons”. Et niveau mise en image, c’est un bon exemple pour dégager les formes de l’enquête : on y retrouve tous les ingrédients de la case.

Ingrédient numéro 1 : les questions

Une enquête, c’est avant tout une question à laquelle on veut répondre : LA GROSSE QUESTION. Cette question nous emmène quelque part où l’on va répondre partiellement, de nouvelles questions vont alors se poser, ce qui nous emmène quelque part où l’on va répondre partiellement, de nouvelles questions vont alors se poser, ce qui nous emmène quelque part où l’on va répondre partiellement (répétez le nombre de fois nécessaires à la durée de votre film)…. Jusqu’à ce que l’on ait le sentiment d’avoir faire le tour et qu’on arrive à une conclusion.

Ici la grosse question est : Que deviennent nos vêtements une fois mis à la benne ? Elle est annoncée dans le générique/teaser puis à nouveau posée à 7m30s après deux séquences « constat », pour véritablement lancer l’enquête.

Les questions secondaires sont égrenées au long du film. J’en ai noté quelques unes pour vous donner une idée :

Séquence 1

Que vont devenir ces vieux vêtements qu’elle ne veut plus porter ?
Quand l’armoire déborde, que faire de tous ces habits ?

Générique

Mais quel business se cache derrière nos vieux vêtements ?
A qui profite notre gaspillage ?

Séquence 3

Mais quel business se cache derrière ces bennes et à qui profitent réellement nos vieux vêtements ?

Séquence 8

Mais pourquoi une société de collecte française doit elle vendre aussi loin ?

Ces questions, clairement énoncées par le commentaire, sont le moteur narratif du film. Et on ne va pas les retrouver à n’importe quel moment…

Ingrédient numéro 2 : les transitions

En Docu TV, on n’a pas toujours besoin d’un récit fort comme en fiction avec protagoniste, climax, etc… Non, on peut s’en sortir sur la qualité des transitions. C’est moins brillant, mais ça a fait ses preuves. L’idée est, vous l’avez compris, qu’il y ait toujours un lien entre les séquences. Ainsi, le spectateur ne peut pas remettre en cause la continuité de ce qu’il regarde.

Tout cela est fluide grâce aux mots magiques qu’on utilise tous allègrement dans nos voix off. ( Et les dossiers de prod. Et les blogs…). Et le plus magique d’entre eux, c’est le MAIS.

MAIS amène la contradiction, soit l’équivalent du conflit de la fiction. Je n’ai pas compté, MAIS il y a bien 50 MAIS dans ce film. Soit un par minute. (Toi aussi, amuse-toi à compter les MAIS quand tu regarde la TV. Quelle chaîne aura la palme ?)

MAIS peut s’utiliser avec son pote, son copain, son fréro : ALORS. Ça donne : MAIS SI “constat issu de la séquence d’avant, ou constat général, » ALORS« …. ».
MAIS est la façon la plus facile de rebondir. MAIS est le trampoline du documentaire. Il entretient (artificiellement ?) l’intérêt du spectateur.

Dans la famille mots magiques, je voudrais le fils : DONC.
DONC souligne la logique du raisonnement que l’on vient de tenir. J’ai mis DONC dans ma phrase, DONC j’ai raison. Si vous n’êtes pas d’accord avec moi, c’est que vous êtes benêt, parce que j’ai clairement utilisé DONC. Le DONC est l’équivalent argumentaire du label « VU à la TV ». Il est dangereux le bougre. Dans des voix-off mal-intentionnées qui parlent à des oreilles distraites ( un spectateur devant sa télévision par exemple ?), DONC est une usine à raccourcis. Hitler était petit, ce qui est petit est mignon, DONC Hitler était mignon.

ET pour finir…
ET et ses équivalents (“en plus”, “aussi”, “à coté de” ) ouvrent sur un nouvel exemple. ET n’est pas multipliable à l’infini, sinon on tombe dans le catalogue. Le spectateur n’aime pas ça, vous n’aimez pas ça, c’est le degré zéro de la narration. Le réalisateur a normalement du choisir en amont des exemples non redondants et représentatifs de son sujet. Bon, c’est de la TV, on va parfois sacrifier l’exemple représentatif pour une bonne séquence bien visuelle et racoleuse. Chacun placera alors son éthique où il le souhaite.

ET peut se compléter avec RETOUR
RETOUR : permet de revenir à une idée, un personnage qu’on a laissé dans un coin. C’est un peu l’équivalent du montage parallèle en fiction.

Les mots magiques guident le spectateur comme les fonctions logiques IF-NOR-NOT guident le programme informatique. On ballade le spectateur sur un rail sans qu’il ait la chance de résister. Sauf si on avance un argument avec lequel il n’est vraiment pas d’accord, il n’y pas de raison qu’il saute de notre train avant la fin du voyage.
Après, on n’est pas forcément obligé de lui forcer le chemin. C’était notamment une des grandes ambitions du webdoc… MAIS revenons à nos moutons.

Retour à notre exemple, l’enquête du lundi sur France 5. Que voit-on à l’image dans ce film ?

Du In (beaucoup de In) : Depuis l’avènement de la réal-TV il y a 20 ans, on fait des films avec des vrais morceaux de gens à l’intérieur. Ça tombe bien, parce que filmer quelqu’un qui vous parle, ça reste encore ce qu’il y a de moins cher à faire.

Chaque personnage nous décrit ce qu’il fait, ce qu’il pense, et plus rarement dans ce type d’enquête, ce qu’ils ressent. Pas en ITW posée, mais dans l’action. Devant une benne, une machine, un camion.

Chaque personnage amène un point, illustre une séquence. Parfois on le suit sur une deuxième séquence avec d’autres intervenants, ce qui a pour avantage de ne pas multiplier les personnages, et de faire un peu de storytelling.

Des plans de coupes. Du large, des gros plans. Ces plans de coupes servent souvent de support à la voix off, il y a quelques rares passages en musique.

De la caméra cachée. On y reviendra sur un article prochain, un jour, peut-être, sur le thème ‘’comment filmer le méchant ?

 

Infographie
Éléphant Doc

Éléphant Doc

Des infographies : elles permettent de prendre du recul, de généraliser une séquence qui vient de servir d’exemple et d’amener des chiffres. Un bon schéma, c’est toujours efficace.

Des transitions : train-voiture-avion, on a ici la triplette gagnante. On montre qu’on a voyagé ( = enquête approfondie), en plus ça permet au spectateur de comprendre que l’on change de lieu, de mettre une respiration ou encore de la voix off.

Car il y a beaucoup de voix off. Elle est ici particulièrement journalistique, cela s’entend dès les premières secondes au choix du narrateur, à son phrasé, son rythme, ses intonations. C’est la voix off qu’on a vu apparaître avec les émissions Capital et Zone Interdite et qui squatte depuis non seulement M6, mais aussi maintenant à certaines heures France 5, les chaines d’infos et toute la TNT. Cette voix doit être plus présente dans le PAF que Hanouna et Ruquier réunis.

Alors qu’est ce qu’elle fait cette voix off dans ce film ?

La voix off s’adresse au spectateur en le vouvoyant ‘’ les habits que vous lui donnez’’.
La voix off dit Nous ou Notre journaliste.
La voix off énonce des faits, donne des chiffres, effectue des constats.
La voix off introduit le propos suivant.
La voix off reprend le propos précédent .
La voix off dicte le rythme. Jamais un intervenant ne succède directement à un autre. Toujours le passage par la voix off.
La voix off pose les questions.
La voix off fait les réponses.

La voix off donc omnisciente, omniprésente et à la fois juge et partie.

Ça fait beaucoup vous me direz, mais c’est le jeu sur cette case et les quelques autres qui lui ressemblent. J’y vois aussi une logique de coût, tant il est plus rapide et plus efficace d’écrire une voix off de ce type que de préparer puis mettre en place un dispositif où les intervenants se répondent.

On peut avoir l’impression ici que je porte un apriori négatif sur ce genre de formats. Mais si j’en reviens au film, j’ai appris des choses, je suis devenu un consommateur (et donc un citoyen ?) plus averti sur cette thématique du recyclage des vêtements, l’enquête a donc joué son rôle dans le temps que je lui ai consacré en tant que téléspectateur.

Il n’y a pas ici intention de cacher un divertissement dans une pseudo investigation. Ce serait le cas si par exemple on essayait de me faire croire, en reprenant les formes de l’enquête, que des extra-terrestre ont construit les pyramides. Mais bon, personne ne fait ça. Non, vraiment…

Cas d’étude n°2 : Enron : the smartest guys in the room

1h45 – 2005, Alex Gibney

Résumé

La faillite d’Enron est, de loin, le plus grand scandale financier qui ait jamais été mis à jour. Des milliers de gens se retrouvèrent complètement ruinés et des milliards de dollars disparurent dans l’effondrement d’un empire industriel géré comme un casino mafieux par des financiers perdus dans leurs rêves mégalomanes. En s’appuyant sur des documents exceptionnels, Alex Gibney nous entraîne au coeur de l’incroyable thriller financier qui a conduit au désastre.

Toujours pour définir les outils à disposition du réalisateur, on va donc jouer à chercher les différences et les similitudes avec le film précédent.

Ce film a certainement plus de moyens. Mais on retrouve rapidement notre grosse question. Elle est ici :
Comment une entreprise de 65 milliards de dollars a pu faire faillite en 24h ?

Enron : the smartest guys in the room
www.dvd-covers.org

Première différence, la narration : la voix off est beaucoup moins présente. La parole est donnée aux intervenants. Les ITW se croisent. La voix off se contente de rappeler des faits.

La musique ne fait pas que souligner une ambiance. Des musiques du répertoire (les bien chères, celles dont ma Dir Prod me dit “même pas en rêve”) font échos par leur paroles à ce qu’il vient d’être dit dans le film.

Au niveau images, la palette est beaucoup plus large. Tout ce qui permettait de mettre en image l’histoire a été intégré :

  • Des ITW posées : des anciens employés, des experts de la finance
  • Des archives, énormément, dont celles du procès, des news tv, des films internes, des photos, des articles de journaux
  • Des extraits d’autres films qui agissent comme des métaphores : une chute libre quand l’entreprise est en faillite, un spectacle de magie quand elle fait disparaitre des millions…
  • Des petites mises en scènes fictionnées, notamment au début avec la reconstitution d’un suicide
  • Des schémas sur tableau noir

Il y a un effet patchwork, et l’idée sous-jacente que “OK ça fait désuni, mais regardez comment le fond l’emporte sur la forme”. Et ça marche. Le film tient sur la longueur par l’ampleur des révélations (les scandales qui s’accumulent) et par le fait qu’on tient ici des personnages de tragédie. Bref, on se rapproche des “critères” de fiction. Des personnages forts, que l’on suit sur plusieurs époques (saga), une surenchère de révélations dont on ne sait plus si l’on doit rire ou pleurer (comédie noire), une montée en pression (suspense) jusqu’à l’explosion finale (climax).

Le film tend vers l’universel : on traite de la nature humaine, de notre système économique (bon le système américain, car le notre est bien plus sain…).

En plus de présenter des faits et de raconter une histoire, il y a une volonté de produire des émotions.

Si j’étais producteur, je ne chercherais pas à comparer ces deux films. Au delà de la différence de moyen, l’un est dans une logique de case tv française de flux avec un cahier des charges bien précis, l’autre représente les grands documentaires américains, des portes où l’on ne va frapper que si l’on tient une histoire type ‘’la réalité plus forte que la fiction’’.

Mais encore…

En tant que réalisateur, j’ai sur ces deux films au moins 80% des leviers sur lesquels je peux m’appuyer quand je veux réaliser une enquête. J’en ajoute quelques uns issus d’autres exemples.

1) Se mettre en scène en train de mener l’enquête. Cela est fait de différentes manières dans :
-Les films de Michael Moore où le meneur d’enquête est l’équivalent fiction du protagoniste.
Super Size Me, Made In France, ou encore Genetic Me où un défi personnel devient le support à une enquête plus large.
Le Monde selon Monsanto où cette personnification se limite à des mises en scène assez légères devant un ordinateur.

2) Utiliser des procédés originaux pour mettre des images sur des mots :
Les peluches dans La Sociologie de l’Ourson, les figurines dans L’Image Manquante, l’animation dans Valse avec Bachir.

3) Faire une enquête par synecdoque : on se base sur un exemple et on laisse le spectateur l’étendre à un tout. C’est La Gueule de l’Emploi par exemple. Didier Cros voulait faire un film sur le monde des RH et s’est finalement focalisé sur une cession d’entretien collective. Ce choix lui permet une fois encore de dégager des personnages forts et un récit prenant, tout en dénonçant un univers artificiel et inhumain.

4) Le décalage. Dans Loosing Tomorow, Patrick Rouxel mène de front un documentaire animalier hyper immersif et une enquête sur la déforestation. De longues plages naturalistes et sensibles qui alternent avec une enquête dans le monde des hommes est également un des socle du style du binôme Marie Daniel-Fabien Mazzocco.

Toute cette réflexion soulève chez moi trois questions  :

Le spectateur a-t-il réellement une chance de se faire sa propre opinion, ou est il l’esclave passif du réalisateur ?

Comment filmer le méchant ? On y reviendra dans un prochain numéro, car cela me semble être une question centrale du documentaire.

Pour ces enquêtes, doit-on parler de documentaire ou de reportage ? C’est le vieux débat que des gens bien plus intelligents que moi ne sont pas arrivé à trancher… Et tout ça pour mettre les films dans des cases. Si toutes les enquêtes révèlent au grand jour des faits méconnus, le temps passé sur le sujet ainsi que la volonté de produire des émotions semblent en tout cas deux débuts de critères intéressants.

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Paul-Aurélien Combre